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Lundi 22 mars 2021, 11h13.
Il aura suffi de quarante-cinq minutes.
Quarante-cinq minutes pour me remettre sur mes appuis, dans mon axe. Me voilà à nouveau d’aplomb.
Quarante-cinq minutes pour oublier que tous les matins la seule voiture qui ne quitte pas la place des tilleuls c’est la mienne, et que j’en ai un peu honte.
Quarante-cinq minutes pour retrouver la légèreté, l’insouciance même.
Quarante-cinq minutes qui auront suffi à faire disparaître la tristesse de voir mes filles partir à l’école avec leurs masques tous les matins. J’avais prévu tellement autre chose pour elles.
Quarante-cinq minutes sans les douleurs, sans les courbatures de ce corps qui souffre de ne plus servir.
Quarante-cinq minutes pour dire et chanter. Entendre à nouveau sa voix résonner dans un théâtre.
Quarante-cinq minutes pour braver le soi-disant état de guerre. Refuser également le soi-disant effort de guerre qui va avec, auquel on est prié d’ailleurs de ne pas participer. “Juste l’essentiel, pas vous. Merci”.
Quarante-cinq minutes pour rire.
Quarante-cinq minutes et réaliser que nos peines, nos angoisses, sont bien moins lourdes si on les porte ensemble. Même sans se toucher.
Quarante-cinq minutes à entendre des rires, à développer un sixième sens et finir par entendre même les sourires. Je serai prêt à le jurer.
Quarante-cinq minutes à partager, juste ça.
Quarante-cinq minutes : 1 / Un an de tristesse : 0.
Quarante-cinq minutes pour se dire que finalement, si : je suis légitime. J’ai le droit de m’exprimer, ne serait-ce qu’en mon nom.
Quarante-cinq minutes pour piétiner Ma vie en rose, avec mes respects madame la ministre.
Quarante-cinq minutes au bout desquelles les applaudissements fusent. Les spectateurs applaudissent le spectacle d’abord, puis le simple fait qu’on soit de retour. L’impression étrange d’être acclamés comme des soignants. Finalement, les artistes ne sont peut-être que des soignants qui s’ignorent…
Quarante-cinq minutes pour retrouver l’envie. C’était donc ça… L’impression de se recomposer, retrouver une partie de soi-même qu’on avait perdue : la partie sensible. C’est pour ça que ça faisait si mal...
Quarante-cinq minutes pour oublier la tournée magnifique qu’on se réjouissait de faire, portée disparue aujourd’hui. Dix ans de travail fauchés, mais ça repoussera.
Quarante-cinq minutes sans colère aussi, ça repose mine de rien.
Le théâtre du Grand Rond nous a proposé de jouer samedi malgré l’interdiction en vigueur. L’opération s’appelait “Le printemps est inexorable".
L’idée c’était de montrer que même invisibles, on existait ; que les théâtres pouvaient rouvrir en toute sécurité, dans le respect des normes blablabla blablabla… Dire aussi que l’année blanche accordée aux intermittents touche à sa fin, et qu’un carnage humain et social se prépare.
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