http://polaroid41.com/anomalie/
Dimanche 17 Janvier 2021, 16h11.
Tous les inconditionnels de Mercedes disent de celle-ci que c’est le dernier modèle de la marque à l’étoile conçu pour durer. Elle date de 1998 mais ne totalise que 144 000 kilomètres au compteur. Beaucoup me prédisent le million de kilomètres au volant de cette voiture. Elle est fiable. Elle est puissante mais avant tout fiable. Elle est rassurante aujourd’hui, et l’était déjà il y a 22 ans quand elle sortait de l’usine. Je me souviens de son arrivée à la maison. La fierté du padre qui réalisait là un rêve de gosse. J’avais 21 ans, on était au mois de juillet, quelques jours avant que la France remporte la coupe du monde de football. Je me suis installé sur la banquette arrière avec mes deux frères, mes parents à l’avant, et nous sommes partis pour une balade en famille avec comme point de chute une pizzeria à une trentaine de kilomètres de la maison. On a tout de suite senti que cette voiture était la nôtre et qu’elle allait nous accompagner un bon bout de temps.
Vingt-deux ans plus tard, c'est moi qui la conduis. Mon père me l’a offerte il y a deux ans. C’est aujourd’hui ma voiture, celle que mes filles surnomment désormais la Merco. Je suis, la majeure partie du temps, seul à bord parce que le monospace s’avère malgré tout plus pratique pour les sorties à cinq. Je m’en sers tous les jours ou presque pour me rendre à Toulouse, et la demoiselle est à la hauteur de sa réputation. Puissante, confortable, silencieuse et fiable. Mon père prend régulièrement de ses nouvelles, et je m’entends inévitablement lui répondre qu’il n’y a absolument rien à signaler : elle tourne comme une horloge. Je ne pense pas être quelqu’un de matérialiste, je n’ai pas été élevé comme ça, mais j’avoue que c’est bon de rouler au volant d’une voiture comme celle-là. Elle dévore l’asphalte sans faillir et le feulement du turbo est un véritable régal pour les oreilles. Et puis, dans cette époque trouble où tous nos repères s’effondrent, où l’obsolescence programmée reste la norme, j’avoue tirer une certaine fierté à rouler dans une vieille voiture indestructible. Lors de la dernière visite chez le garagiste, le type m’a rendu les clefs en ajoutant avec une moue d’admiration « Rien à signaler, elle est neuve ».
Pourtant depuis quelques mois un voyant rouge s’est allumé au tableau de bord. La Merco a pris l’eau au niveau de la baie de pare-brise, le côté passager s’est retrouvé inondé. Tout a été soigneusement démonté, séché, puis remonté, mais le voyant rouge est resté. Le garagiste m’affirme que ce n’est rien de méchant, surtout si je roule seul dans le véhicule. Il s’agit d’une anomalie pouvant entraîner un défaut dans le déclenchement de l'airbag côté passager en cas d’accident. Le boîtier électronique placé sous le siège passager qui gère le système de sécurité à grillé suite à l’entrée d’eau. Il me le changera lors de la prochaine vidange, elle aura maintenant lieu dans quinze jours. Au risque de paraître angoissé, ce carré rouge m’obsède. Lorsque je roule la nuit, il paraît plus brillant. Je ne sais plus si c’est moi qui le regarde ou l’inverse. Il ne vacille pas. Quelque soit l’heure à laquelle je prends le volant, il s’allume pour me rappeler que la fiabilité de la Merco est en danger. Ma voiture s’est mise à l’unisson du monde. L’autoradio annonce les derniers chiffres du virus en France, l’œil rouge semble acquiescer, le Capitole à Washington est envahi par une horde d’extrémistes, le voyant rouge donne l’alerte, mes pensées défilent en essayant d’imaginer quel pourrait être mon avenir professionnel dans les mois à venir, pour seule réponse le signal rouge brille sur le tableau de bord. L’anomalie est là comme un caillou dans ma chaussure. L’insouciance n’est plus la règle. L’équilibre du monde paraît plus que jamais précaire. Le voyant rouge est allumé pour nous le rappeler.
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