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http://polaroid41.com/masses/

Mercredi 13 Novembre 2019, 12h10.

Je l’ai repérée un matin en passant en voiture, juste en face de la grande surface où on a l’habitude de faire nos courses. Une épave de tracteur dans les ronces, le même modèle que le mien d’après le peu que j’en aperçois. Depuis la route, seuls le haut du capot moteur et un morceau d’aile arrière émergent de la broussaille.

J’en parle dès le lendemain à un ami paysan. J’aimerais bien aller voir ce tracteur qui traîne derrière l’entreprise Machin-Chose, je pense pouvoir récupérer quelques pièces pour le mien. Mon pote m’arrête très vite : le patron est un gourmand.

—    Il vend tout très cher et tu n’es pas agriculteur, le fourbe va se faire un plaisir de te plumer.

Me voilà prévenu, et déçu, forcément.

Les jours passent. Un matin où j’accompagne mes filles à l’école, cette épave de tracteur me trotte à nouveau dans la tête. Cette carcasse me tend les bras, je trépigne à l’idée d’aller y jeter un œil. J’ai joué la veille et plusieurs parents me font remarquer dans la cour de l’école que j’ai l’air fatigué. Certains d’entre eux, ainsi que les institutrices de mes filles, me font l’amitié de suivre mon actualité et viennent régulièrement voir les différents spectacles dans lesquels je joue. Alors j’explique :

—   Oui, c’est vrai que je suis rentré tard. J’ai joué “Le mardi à Monoprix” à plus d’une heure de route de la maison et je suis rentré dans la nuit. … Oui oui, c’est ça, c’est le spectacle dans lequel je suis travesti.

Ce spectacle évoque en effet la vie de Jean-Pierre devenu Marie-Pierre. Le texte est magnifique et le personnage d’une dignité magnifique elle aussi.

De retour chez moi, je décide de prendre la voiture et de foncer chez Machin-Chose. Je suis obstiné, c’est de famille.

A mon arrivée sur le parking de l’entreprise, le patron est là, ce qui tombe bien, c’est lui que je suis venu voir. Il n’a pas du tout l’allure d’un sale type, mais je remarque d’emblée qu’il ne me regarde pas dans les yeux. Il est fuyant. Il m’autorise à jeter un coup d’œil à l’épave qui traîne dans les ronces. Il est surpris que j’aie pu la voir depuis la route. Je lui explique que je possède le même modèle de tracteur dont je tire une fierté incommensurable. Je fais le tour de la carcasse et remarque aussitôt les masses à l’avant de l’engin. J’adore l’allure de prognathe que ça lui donne et je sais à quel point ces masses sont indispensables quand on veut atteler un outil lourd derrière le tracteur. Sans ces poids en fonte à l’avant, le nez du tracteur à tendance à flotter légèrement au-dessus du sol, il est alors impossible de travailler ni même de conduire sereinement l’engin.

Je retourne voir le boss, il me faut ces masses avant. Le type m’annonce un prix exorbitant. On m’avait prévenu, il est à la hauteur de sa réputation. Je négocie tranquillement. Il accepte de baisser un peu le prix, sans lever les yeux de ses chaussures. On est encore très au dessus du tarif réel de ces pièces. J’insiste. Machin-Chose se braque. Je fais alors mine de renoncer à les acheter. Le type s’énerve, m’explique que ces masses sont d’origine, qu’elles sont rares, et que le prix de la fonte se négocie habituellement au kilo.

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Polaroid intégral (photo, texte et audio) disponible sur : http://polaroid41.com/masses/