Ode à la foule qui est ici in Odes et Prières (1913), Jules RomainsIllustration : Xabier Moingeon - https://xabiermoingeon.wordpress.comO Foule ! Te voici dans le creux du théâtre,Docile aux murs, moulant ta chair à la carcasse ;Et tes rangs noirs partent de moi comme un reflux.Tu es. Cette lumière où je suis est à toi.Tu couves la clarté sous tes ailes trop lourdes,Et tu l’aimes ainsi qu’une aigle aime ses œufs.La ville est là, tout près, mais tu ne l’entends plus ;Elle aura beau gonfler la rumeur de ses rues,Frapper contre tes murs et vouloir que tu meures,Tu ne l’entendras pas, et tu seras, ô Foule !Pleine de ton silence unique et de ma voix.Tu es chaude comme le dedans d’une chair ;Tes yeux, chacun des yeux que tu tournes vers moi,Je ne vois pas si sa prunelle est noire ou bleue ;Mais je sens qu’il me touche ; qu’il m’entre son feuDans la poitrine, et je les sens, tous à la fois,Se croiser sous ma peau comme un millier d’épées ;Tu me brûles. Pourtant tu ne me tueras pas.La flamme que tes corps ne peuvent plus garderA ruisselé le long des nerfs et des regardsEt se ramasse en moi qui deviens son cratère.Écoute ! Peu à peu, la voix sort de ma chair ;Elle monte, elle tremble et tu trembles. ÉprouveL’ascension de ma parole à travers toi.Elle te cherche, elle te trouve, elle te prend ;Elle entoure soudain tes âmes qui se rendent ;Elle est en toi l’invasion et la victoire.Les mots que je te dis, il faut que tu les penses !Ils pénètrent en rang dans les têtes penchées,Ils s’installent brutalement, ils sont les maîtres ;Ils poussent, ils bousculent, ils jettent dehorsL’âme qui s’y logeait comme une vieille en pleurs.Tout ce qu’ils méditaient, les gens qui sont ici,Cette peine qu’ils traînent depuis des années ;Le chagrin né d’hier qui grandit ; la douleurDont ils ne parlent pas, dont ils ne parlerontJamais, et qui, le soir, leur fait manger leurs larmes ;Et même ce désir qui dessèche les lèvres,Il n’en faut plus ! Je n’en veux plus ! Je chasse tout !Foule ! Ton âme entière est debout dans mon corps.Une force d’acier dont je tiens les deux boutsPerce de part en part ta masse, et la recourbe.Ta forme est moi. Tes gradins et tes galeries,C’est moi qui les empoigne ensemble et qui les plie,Comme un paquet de souples joncs, sur mon genou.(...)