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Description

Fallait-il être à bord du direct Paris de 6h54 pour faire un tel voyage ?

C’est dans le direct Paris de 6h54, que cela se produit. C’est la fin de l’automne ou le début de l’hiver. Il fait nuit et froid dehors, ce qui me procure un confort douillet et embrumé dans la relative obscurité de l’heure matinale.

Affalé sur les deux sièges à droite de l’entrée de la rame, je me suis recroquevillé comme j’ai pu dans mon manteau avec une écharpe entortillée autour du cou, mon feutre sur le visage renvoyant la chaleur de mon souffle, et la tempe appuyée sur la paroi du wagon.

Les vibrations du train me bercent des contrastes entre froideur glacée de la vitre et fraîcheur de l’habitacle, dans la tiède ambiance de mon cocon.

Sans que j’en aie l’intention, mon cerveau s’affaire à syntoniser le brouhaha sourd et mécanique du tangage, pour me servir « Hôtel California », ce morceau que d’innombrables écoutes au cours de décennies a fini par graver en moi, si bien qu’il ne résonne pas dans ma tête comme un pâle souvenir : j’entends réellement les arrangements des cuivres et des guitares, les percussions et les tonalités des voix, comme si j’avais chaussé des écouteurs. Cette loyauté vocale et instrumentale est inespérée et exquise. Plus encore, j’ai la capacité consciente de guider le phénomène à loisir, en choisissant mentalement la séquence de l'œuvre. J’en profite pour réentendre d’autres zones de mémoire, avec « West Side Story », Brassens, Les Doors, Chopin, Tchaïkovski… Tout se joue merveilleusement d’une étonnante fidélité.

Je me laisse porter au point où il devient vain d’opter entre veille et sommeil, observant passivement le déplacement de bulles et de filaments, ces inutiles formes dont je n’ai jamais su ce qui l’emportait entre réalité et virtualité. Elles évoluent lentement sur le fond de mon œil intime, de pastelle pénombre, fade et ocre, frayée entre mes paupières mi-closes sous mon chapeau. Je repère une sorte de spirale pyramidale qui se détache des autres microcosmes, se dessinant d’une géométrie nette et harmonieuse. Sa silhouette remonte imperceptiblement la diagonale de mon champ de vision au rythme du boléro de Ravel en tournant lentement sur elle-même. Au moment où elle va sortir de ma vue, j’entends le grincement de la porte coulissante et, juste à ma gauche, l’intimation ferme et convenue du contrôleur de lui présenter mon titre de transport.

Cela arrive à cet instant. Mais ce n’est qu’après s’être terminé que je l’ai su.

Il y a d’abord une période de sas, comme une très grande nuit, que je ne parcoure pas vraiment tant ma conscience est enfouie. À son issue, en percevant la puissante ankylose de mon esprit, j'apprécie l’inimaginable, sirupeuse et pesante profondeur de cet intermède. Il en faut du temps, un temps incalculable et indicible pour que mon éveil se clarifie enfin.

Puis rien, absolument rien. Et au contraire : Tout. Rien ne se passe et tout est là. Je ne dors pas. Je suis incomparablement vivant, éveillé comme jamais, dans une conscience que j’ai du mal à qualifier. C’est trop long, si je donne des adjectifs : il en faudrait un seul qui évoquerait superlativement et positivement La Vie : à la fois résonnance, acuité, présence, paix, joie, lumière, confiance… Je ne me demande pas où je suis, et pourtant j’ai toute capacité de m’interroger. Rien ne manque. Rien ne me surprend. Je me sens affranchi : non pas de bouger, car il n’y a pas d’espace ; sans que cela conduise à la moindre inquiétude, du reste devenue impossible.

Que de beauté ! L’idée même d’une idée est révolue. Il n’y a pas plus de pensée que d’étendue. Est-ce cela libre ?

Je ne me suis pas rendu compte tout de suite que le « où » a aussi disparu. Je me découvre esprit hors de tout corps et de tout confinement, entouré d’une sorte de réseau immatériel. Je n’ai besoin de rien.

(...)

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[Rediffusion]

Texte déposé ©Renaud Soubise

Musiques : free music projets ; extrait Hotel California ; Tchaikovsky  ; Ravel (Boléro)