« Depuis l’arrivée des colons, cette île s’est muée en un magma de terre de feu d’eau et de vents agité par la soif des épices. Beaucoup d’âmes s’y sont dispersées. Les Amérindiens des premiers temps se sont transformés en lianes de douleurs qui étranglent les arbres et ruissellent sur les falaises, tel le sang inapaisé de leur propre génocide. Les bateaux négriers des seconds temps ont ramené des nègres d’Afrique destinés aux esclavages des champs-de-cannes. Seulement, ils ont vendu aux planteurs-békés, nullement des hommes, mais de lentes processions de chairs défaites, maquillées d'huile et de vinaigre. Elles ont semblé non pas émerger de l'abîme mais relever de l'abîme lui-même. Les colons sont les seuls à mouvoir les masses charnelles de ce magma (baptiser, assassiner, libérer, construire, s'enrichir), mais ils ressemblent mieux à des fermentations qu'à des personnes vivantes ; et leurs yeux régentant les actes d’esclavage n’ont sans doute plus de ces jeux de paupières qu’autorise l’innocence, la pudeur, la pitié. Désignons cette horreur : pièce de ces misères si souvent illustrées, mais le déshumain grandiose qui œuvre l’existant comme densité inerte, indescriptible.
L’Habitation est – à l’instar de toutes choses de ces temps – désenchantée, sans rêves, sans avenir que l’on puisse supposer. Le vieil esclave y a blanchi sa vie. Et au fond de cette soupe, son existence n’a eu ni rime, ni sens apparent. Juste les macaqueries de l’obéissance, les postures de la servilité, la cadence des plantations et des coupes de la canne, la raide merveille du sucre qui naît dans les cuves, le charrois des sacs vers les gabarres du bourg. On ne lui a jamais rien reproché. Il n’a jamais rien quémandé à quiconque. Il répond à un nom dérisoire octroyé par le Maître. Le sien, le vrai, devenu inutile, s’est perdu sans qu’il ait eu le sentiment de l’avoir oublié. Sa généalogie, sa probable lignée de papa man-man et arrière-grands-parents, se résume au nombril enfoncé dans son ventre et qui zieute le monde tel un œil coco-vide, très froid et sans songes millénaires. L’esclave vieil homme est abîme comme son nombril. »
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