« Mon père n'a pas connu le Saigon d'après la chute du 30 avril 1975. Dans toutes mes conversations, cette fracture invisible se dessine entre ceux qui sont partis avant, comme mes parents, et les autres, qui vécurent la nuit tombée sur le Vietnam après 75 sous la férule du régime communiste. Ils m'ont raconté l'obscurité. Dans leur voix, lisse comme des galets, dans leurs visages, placides, je ne percevais rien. Et puis tout à coup, les mots se durcissaient. Calcifiés par l'amertume qui ronge les âmes. Le sel du temps avait empêché les blessures de se refermer, elles suintaient, cachées sous le sourire de façade. Et sous les silences affleuraient les trahisons jamais pardonnées, les rancœurs qui gangrènent.
Pour ceux qui ont fui comme pour ceux qui sont restés, le passé n'est jamais passé, il colonise le corps, c’est une maladie dont on ne guérit pas. Le frère de Cau, un ancien soldat qui fut torturé par le régime communiste, parvint à s'enfuir en Californie mais il est resté « malade de l'âme », comme disent pudiquement mes tantes. Ce cousin, a choisi le silence : il raccroche le téléphone chaque fois qu’on tente d'appeler.
Mon père s'installa loin de Paris, loin de la communauté vietnamienne où plus personne ne viendrait le rappeler à cette défaite. Au Mans, il repartirait de zéro. Il s'inventerait une nouvelle destinée. Aussi impeccable que ces grandes zones industrielles anonymes et le quartier pavillonnaire où j'ai grandi. Une existence vierge et blanche comme la neige dont il s'émerveillait et qu'il avait découvert ici, en France. La neige recouvre tout. Les morts, la boue, les sédiments du passé. Mon père aimait ses paysages lunaires de montagne, neige et glace, là, il pouvait rêver son futur. Construire. Au Vietnam, tout était détruit. »
Hébergé par Acast. Visitez acast.com/privacy pour plus d'informations.