Chers amis,
"Je me demande comment les enfants font pour survivre au chagrin." Cette parole du poète Christian Bobin, me hante depuis bien longtemps. J’étais à une soirée de la Ciivise* à Paris. Plus de 17.000 témoignages reçus cette première année de travail de la commission alors qu’elle rendait son rapport d’étape. En face des membres de la commission sur l’inceste, quelque 250 victimes, qui tentent de survivre comme elle peuvent à leur enfance fracassée par un proche.
Les témoignages, héroïques, ouvrant un secret gardé si longtemps, racontent ces enfances abîmées qui deviennent douloureusement des adultes désorientés, aux vies affectives chaotiques et blessées. Des femmes, en larmes, disent n’avoir pas pu donner la vie, par dégoût de leur histoire, par peur d’engendrer des monstres. Des hommes, brisés par l’émotion, ne peuvent ni toucher ni être touchés. Souffrance extrême qui paralyse, atrophie, et ne passe pas. Mémoire à jamais marquée dont les "obus remontent à la surface et explosent", comme l’écrit Patrick Goujon. « Ce n’est pas penser à quelque chose de douloureux qui s’est passé il y a longtemps, c’est l’éprouver aujourd’hui », dit comme en écho le juge Édouard Durand, coprésident de la Commission. Ces effractions de l’intime ont des conséquences longues : troubles alimentaires, addictions, tentative de suicide, crises de panique… Les errances médicales sont nombreuses avant que viennent enfin des mots sur l’origine de ces conduites que la victime ne comprend pas.
Comment, pour de vrai, regarder la réalité en face et agir : le proche, le familier, celui ou celle auquel l’enfant donne sa confiance absolue - car là est une évidence pour lui, peut devenir le plus dangereux. L’adéquation "famille-sécurité" peut se révéler une illusion meurtrière. La vigilance et le soin imposent de défaire, de délier ce nœud de l’idéal qui, pour toutes les victimes d’inceste, induit une double peine. Car comment dénoncer un agresseur que l’on vous a appris à aimer ? Qui, dans son éducation, a entendu qu’il fallait parfois se méfier de son père, son frère, ses grands-parents ou oncles, ou même de sa mère ? Le désarroi est vertigineux et la justice à renouveler de fond en comble.
Écouter les victimes d’inceste, c’est entendre que ce qu’elles comprennent d’elles-mêmes ne va pas de soi, tant la confusion des places, des sentiments a fait son œuvre de destructuration dans la construction de l’enfant. Leur dignité est bouleversante tant leur combat est celui de la vérité - cette vérité qui distingue, différencie, nomme, sépare, pour garantir à nouveau frais des liens vivifiants et libres. "Je suis heureuse de pouvoir me tenir simplement debout devant vous", dit une victime en pleurs. "Je me sens à nouveau digne". N’oublions pas le mot du Livre des Proverbes : "Ne travaille pas au malheur de ton prochain, alors qu’il vit sans méfiance auprès de toi." (Pv 3, 28)
Véronique Margron op.
*Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants
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