LE CHABLIS, C’EST NOUS
Mont-Saint-Pierre, Haute-Gaspésie, le 29 janvier 2025. Depuis plusieurs jours, on les entend. Et depuis quelques nuits, elles se rapprochent. Étrangement, leur écho grandit à mesure qu'elles avancent vers nous. Normalement, plus leurs craquements, chocs et grincements s’amplifient et se précisent, plus leur écho devrait nous paraître décroître et s’estomper en comparaison. C’est que les arbres coupés n’absorbent plus le son comme avant : leur absence laisse les bruits en provenance du camping voisin se propager dans la vallée et se réverbérer avec d’autant plus de force sur les flancs des montagnes.
On néglige souvent à quel point le couvert forestier joue un rôle important dans la quiétude sonore d’un lieu. J’en ai fait l’expérience il y a quelques années avec un groupe d’élèves d’une école secondaire en banlieue de Montréal. Dans le cadre d’un atelier sur l’écologie sonore, nous avions organisé une marche dans le quartier avoisinant, situé tout près d’une autoroute. Devant l’école, une lisière d’essences mixtes cachait une bonne partie du trafic. À peine un pâté de maisons plus loin, on avait coupé les arbres au profit d’une pelouse bien entretenue. En y prêtant attention, peut-être pour la première fois, plusieurs élèves furent surpris·es de constater que le niveau sonore de la circulation paraissait doubler d’intensité en arrivant au secteur déboisé. L’une d’elleux fit remarquer : « Mais c’est pas juste parce qu’on est plus proches de l’autoroute ici? » Réponse : « Eh non : regardez sur Google Maps, vous verrez que la distance est la même que devant la forêt ». Contre-question lucide : « Mais pourquoi ils ont fait ça, d’abord, enlever la forêt? » Non-réponse empathique : « J'aimerais bien pouvoir te répondre ».
De retour dans notre vallée, le 29 janvier dernier. Les machines sont à nos portes depuis la veille. Le sommeil de la maisonnée en a souffert, encore plus que les jours précédents. Après le déjeuner, je sors mes micros et les installe sur la galerie derrière la maison, pointant vers le camping. Je vérifie le sonomètre : même à cette distance les pics les plus prononcés oscillent autour de 70 à 75 décibels. À partir de 85 dB, une exposition prolongée peut causer des dommages permanents à l’oreille humaine.
Tout le matériau qui compose cette pièce est issu d'enregistrements réalisés ce matin-là. La première partie jusqu'à 1:30 présente le son capté du balcon, sans transformation, excluant le filtrage des basses en introduction. À partir de 1:30, on se déplace de l'autre côté de la rue, à la lisière du camping. Toujours aucune transformation jusqu'à environ 2:00. La suite est plus hallucinée, comme une dégradation progressive de la perception auditive soumise au bruit omniprésent, ininterrompu des moteurs et du fracas. Un voyage quelque peu oppressant à travers les différentes couches sonores d’une coupe à blanc près de chez vous.
La dernière minute nous ramène progressivement au son original, sans aucune transformation, pendant une « pause » où la machinerie tournait au neutre - ce qui ne l'empêche pas d'étouffer le chant d’habitude perçant d'une mésange à tête noire qui passait par là.
Après deux semaines à entendre notre forêt s’effondrer d’heure en heure, de jour comme de nuit, je réécoute le son timide de cet oiseau qui perce à peine celui du moteur, et je ne peux m’empêcher de penser qu’au fond, le véritable chablis, érigé en cause première de cet abattage déraisonné par la municipalité, ce n’est pas la tempête de décembre 2023 : le chablis, c’est nous. Nous sommes la cause de ce saccage, collectivement, écologiquement, législativement. Nous nous devons excuses et réparations, ainsi qu’à tout le vivant au cœur duquel - et bien souvent en raison duquel - nous choisissons d'élire domicile, ou bien de lancer nos industries en fermant les yeux sur leurs dommages irréversibles. Ignorance is bliss, dit-on. Mais là, Mont-Saint-Pierre is pissed.